Les premières années de l’Université de Kinshasa : souvenirs de l’Université Lovanium (1954-1961) racontés par le docteur Ilunga Bitokwela Félicien.
Le Dr Ilunga Bitokwela Félicien est le premier médecin diplômé de l’Université Lovanium, actuellement UNIKIN, Il est né à Ngulungu au Kasaï le 30/06/1934. Après ses humanités latines de 1948 à 1953 à Kamponde, il va rejoindre l’Université à Léopoldville en 1954. Le Dr Ilunga vit sa retraite en France, après avoir exercé plusieurs années pour l’Organisation Mondiale de la Santé et la RDC. Le 11 Avril 2023, il a plu au Président de la République, SEM Felix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, Grand Chancelier des Ordres nationaux d’élever au grade de commandeur de l’ordre national « Héros Nationaux Kabila-Lumumba », le Dr Ilunga Bitokwela Félicien. Cette décoration est survenue une année avant les festivités marquant les 70 ans de notre Alma mater. Voici donc ci-dessous le récit du Dr Ilunga.
« En décembre 1953, les trois collèges Kamponde, Kiniati et Mbanza Boma ont produit leurs premiers contingents d’étudiants du niveau secondaire. A Kimwenza, le père qui nous accompagnait nous déposa devant un bâtiment à peine terminé, l’actuel Home 1. Nous y avons trouvé les étudiants de Kiniati, de Mbanza Boma ainsi que ceux de la FOMULAC (Fondation médicale de l’Université de Louvain au Congo) de Kisantu. L’année pré-universitaire fut ouverte de janvier à septembre 1954. L’enseignement était confié aux pères jésuites du Bas-Congo, connus pour être les meilleurs spécialistes en matière de l’enseignement. Le but des cours était de renforcer et de tester les capacités intellectuelles des étudiants, spécialement en français et en mathématiques. Même le Néerlandais y a été ajouté.
Au cours de cette année préparatoire, un conflit majeur est survenu dans les discussions sur l’avenir de l’Etablissement. Les Jésuites visaient la création d’un simple centre universitaire contrairement à Louvain qui tenait à créer une véritable université. Pour rendre impossible la création de l’université voulue par Louvain, les jésuites se mirent à la chasse aux étudiants. Deux de mes camarades de Kamponde furent renvoyés, apparemment sans motif valable. Les pères passaient même de porte à porte pour signifier les renvois. Ainsi de 33 étudiants admis au départ, seuls 14 ont échappé à la trappe ».
« Louvain a fait alors appel aux prêtres congolais, rwandais et burundais. Citons parmi eux l’abbé Bakole Martin (futur archevêque de Kananga), l’abbé Karikunzira du Burundi, etc. Enfin, l’ouverture de l’université a eu lieu le 12 octobre 1954 avec 31 étudiants. Les jésuites ayant perdu la bataille se sont retirés du projet. La sélection a été opérée parmi les 14 finalistes de la pré-université. Les étudiants jugés « meilleurs » ont été orientés d’office vers les sciences dites exactes : Parmi eux, il y avait (i) Tchaly Stéphane, (ii) Tshibamba Marcel, (iii) Ilunga Félicien, (iv) Posho Joseph, (v) Kabamba Nicolas et (vi) Lebughe Pierre. Les autres étudiants furent orientés vers les sciences dites humaines ou littéraires : (administration, économie, sciences sociales, etc.). Le chantier de Lovanium a été réalisé par le major de l’armée Monsieur Boulanger, architecte et officier de la Force Publique du Congo. Homme d’expérience connu pour avoir à son actif la construction de l’école militaire de Luluabourg. C’est le 03 août 1951 qu’il déposa entre les mains des pères jésuites, le premier plan de l’ensemble de la future université. A l’arrivée des premiers étudiants au campus en janvier 1954, seul le bâtiment de Home I, à peine terminé, pouvait les accueillir. Le Home 2 était en construction. N’étant pas nombreux, les étudiants ont trouvé une chambre pour chacun. D’autres chambres servaient d’auditoires. Nous avons ainsi assisté en 7 ans à la construction de l’ensemble du campus universitaire, dans une atmosphère de bruit des marteaux et d’autres engins. L’Eglise universitaire par exemple occupe une place particulière : elle est placée au milieu du Campus (village). Sa forme aussi est particulière : c’est un poisson dont la tête est devant et la queue en arrière. C’était le souhait de Mgr Gillon réalisé par l’architecte. C’est dans cette Eglise encore neuve que je me suis marié à Mlle Misenga Suzanne en 1960. Mariage fêté avec pompe, animé en soirée par le fameux Orchestre AFRICAN JAZZ de Grand Kallé et du Docteur Nico Kasanda.
La première pierre de la Faculté de Médecine fut posée le 27 juillet 1956 par le Recteur magnifique de l’université de Louvain, Mgr Van Waeyenbergh. Ce bâtiment ne fut inauguré qu’en mai 1958. Avant cela, les étudiants en médecine suivaient les cours dans le Bâtiment des Sciences. Le chantier ne cessait de s’étendre. En haut du plateau du mont Amba fut érigé un magnifique quartier pour les professeurs et le rectorat. Le quartier conçu au style tropical possédait un centre sportif et une belle piscine. Sur le flanc Est du campus était érigée une nouvelle cité, le quartier des étudiant mariés. C’est là que mes 2 premiers enfants sont nés dans une belle et coquette maison. L’organisation des cours vers la médecine était calquée sur celle de la faculté de médecine de Louvain. Elle comprenait 3 ans de candidature en sciences naturelles, 3 ans de doctorat en médecine, un an de stage en centre hospitalier ».
« Après la première année pré-universitaire fin 1954, l’autorité coloniale décida de créer un jury central pour les finalistes des écoles secondaires. Le jury était composé des professeurs de Lovanium et des professeurs venus de Belgique. Les résultats récoltés par les examinateurs dépassaient leurs préjugés tant ils étaient bons. Ce jugement contribua grandement à la reconnaissance du niveau universitaire et à l’arrivée des étudiants belges et étrangers à Lovanium. Dès la première année 1954-1955, seuls 2 étudiants belges André Pasteels et Christian Nénin, étaient inscrits. L’arrivée des étudiants belges s’est accélérée. Ce chiffre était porté à 47 en 1956. L’intégration entre les deux communautés s’est faite progressivement en dépit des réserves et préjugés respectifs. Au début nous n’étions que 3 en doctorat en médecine : Tshibamba Marcel, Kabamba Nicolas et moi -même. Un pharmacien belge Mr Jean Godefroid est venu se joindre à nous et porta le nombre à 4. Le doctorat en médecine se passait en 4 ans : 3 ans des cours théoriques, 1 an de de stage en milieu hospitalier. L’étudiant Kabamba Nicolas ayant redoublé une année en doctorat, est resté en cours de route. L’étudiant Jean Godefroid abandonnera lui aussi la course pour des raisons personnelles. Il ne resta plus que 2 étudiants en doctorat : Ilunga et Tshibamba. C’est vers la fin de doctorat que l’étudiant Hugues de Laveley, venant de Louvain, s’ajouta aux 2 rescapés et porta le nombre à 3. Ce sont ces 3 qui seront proclamés docteurs en médecine le 22 juillet 1961, lors d’une cérémonie grandiose, rehaussée par des autorités nationales, le représentant des Nations Unies., des représentants diplomatiques et religieux, en présence d’une foule nombreuse…Le campus universitaire étant occupé par le conclave des politiciens sur la demande de l’ONU, cette cérémonie a eu lieu dans le bâtiment de l’Institut de Médecine Tropicale de l’Hôpital Général de Léopoldville ».
Récit recueilli en 2019 par TONDUANGU Kuezina Daniel, Président de l’Association des amis et anciens de la Faculté de médecine (AFMED) de l’Université de Kinshasa.